Le jour commençait à décliner lorsqu'il parvint enfin aux Collines du Haut-Pays. Ses jambes l'avaient soutenu, mené jusqu'ici depuis Demensia, alors qu'il errait dans les rues, des jours durant. Il se laissa choir dans l'herbe verdoyante, admirant le panaroma qui s'offrait à son regard expert. Il n'eut même pas la force de sortir son appareil pour immortaliser cette vue incroyable ; il pensait naïvement que ses yeux suffiraient. C'est toujours à travers ses prunelles qu'il gardait précieusement les plus merveilleux clichés, spontanés et vivaces.
Son corps bascula alors lentement sur le côté, comme inanimé, couché sur le dos. Il ferma enfin les yeux, après des jours de vigilance. Cependant, même ses paupières closes lui interdisaient le noir absolu. Son don - ou parfois malédiction - lui permettait toujours aisément de distinguer le lieu dans lequel il se trouvait, la configuration de l'espace, il percevait encore nettement les distances et les surfaces.
Gavin poussa un cri de rage en plaquant brusquement ses mains sur son visage, comme s'il voulait s'enfoncer les paumes dans les orbites. Il avait pourtant tout essayer ; il s'était procuré des lunettes aux verres opaques d'un noir intense ou encore un bandeau de tissu impénétrable, et malgré les sorts d'obscurité profonde qui y étaient dissimulés, sa vision parvenait tout de même à percer tous ces artifices.
Une fois, dans sa vie, il aurait aimé se perdre, se noyer dans le néant le plus total, ne plus voir le monde comme il lui était permis. Même avec le peu de sommeil qu'il s'octroyait, il n'obtenait pas l'effet escompté ; ses rêves étaient d'ailleurs d'une foudroyante précision. Il voyait tout, distinguait l'indiscernable, parcourait l'immensité, découvrait l'introuvable, et ne pouvait pas échapper à la réalité. Ni aux souvenirs qui le hantaient.

Et alors que son inconscient lui remémorait les pires horreurs auxquelles il avait pu assister durant sa dernière expédition, ce fut un simple visage qui focalisa toute son attention.

Il se rappelait parfaitement du vent qui faisait onduler sa chevelure chatoyante, qui caressait le grain lisse de sa peau, qui faisait froncer ses adorables sourcils fins. Son nez droit, fier, au milieu de sa figure de poupée blessée, qui trônait parmi les minuscules et délicates tâches de rousseur. Il se souvenait tout aussi bien de la discrétion de son doigt d'ange , cet infime sillon nacré qui amenait à la rougeur de ses lèvres pleines. Mais ce qui l'avait le plus marqué, c'étaient ses iris rondes inscrustrées d'or et d'ambre, qui baignaient dans l'eau discrète de ses larmes, prêtes à tomber ; certaines même avaient dévalé la courbe de ses pommettes marquées.

Il laissa retomber ses paumes en exhalant un lourd soupir. Angëllica.. Son visage résumait à lui seul un paysage inconnu et formidable qui l'avait désarçonné.